Les amoureux d’horlogerie, qu’ils soient amateurs ou avertis, ont tous invariablement été confrontés à devoir parler d’argent alors qu’au départ, la discussion ne portait innocemment que sur les montres. Bien qu’étant un élément incontournable de l’équation, à fortiori dès qu’il est question de haute horlogerie, il est toujours extrêmement agaçant pour un passionné d’aborder son sujet de prédilection sous le prisme de son coût ou de sa valeur supposée.
On pourrait naïvement penser que c’est une dérive de nos contemporains, qui, inlassablement soumis à des contraintes de rentabilité, se sentent nécessairement obligés de tout monétiser. Mais ne jouons pas les oies blanches tant le sujet du « vrai prix » d’une montre anime aussi régulièrement la toile que les enchères record de certaines références font les gros titres de la presse. Et si des initiatives comme celle de CODE41 jouent cartes sur table en optant pour la transparence, il faut reconnaitre que le sujet demeure relativement tabou, quelle que soit l’importance des acteurs dans ce secteur.
Cependant, nous ferions erreur en considérant qu’il ne s’agit là que d’une problématique relativement récente, en 1860 déjà…
Sommaire
Georges-Frédéric ROSKOPF
Né le 15 mai 1815 à Müllheim en Allemagne, Georges-Frédéric ROSKOPF quitte la Forêt-Noire de sa jeunesse en direction des massifs du Jura, et plus précisément pour La-Chaux-de-Fonds, en Suisse naturellement. Après avoir fait son apprentissage chez Mairet & Sandoz, il se marie et utilise l’argent de la dot pour commencer un comptoir d’établissage, devenant ainsi fabricant horloger. Georges-Frédéric ROSKOPF produira ainsi, à travers plusieurs sociétés, des montres de luxe, souvent en or, dans la plus pure tradition des horlogers de Neuchâtel durant 25 ans.
Mais en 1860, à l’âge de 45 ans, il fait table rase du passé au profit d’un projet complètement dingue : produire des montres fiables et bon marché à destination de la classe ouvrière !
Et pour mener à bien son projet idéaliste, Georges-Frédéric ne va pas seulement se contenter de supprimer les ornements ou de remplacer l’or par des métaux ordinaires, il va aller beaucoup plus loin en proposant une révolution conceptuelle : alors que ses confrères ne jurent que par les complications, lui compte simplifier à l’extrême, allant même jusqu’à supprimer une roue ! Ainsi naquit « La Prolétaire » : agrémentée de quelques innovations techniques, à l’instar de l’échappement à chevilles, la « montre du pauvre » est animée d’un mouvement constitué de 57 pièces (contre 160 habituellement) qui se remonte sans clé, et dont la mise à l’heure se réalise au doigt.
Pour ce qui est de la production, Georges-Frédéric ROSKOPF étant devenu aussi (in)fréquentable que Sid Vicious, il lui faudra désormais se tourner vers les artisans du Jura français. En effet, ses collègues helvètes ne lui pardonnent pas cette fausse note. Encore une chance que le jeune Georges-Frédéric avait à l’origine traversé le Rhin pour apprendre la langue de Molière !
Nullement découragé par ce manque de reconnaissance, Georges-Frédéric ROSKOPF présenta sa création à l’Exposition Universelle de Paris 1867, où il décrocha non seulement une médaille de bronze, mais surtout un rapport élogieux de la part de Louis Breguet, véritable Keith Richard de l’horlogerie, amorçant ainsi le succès commercial à l’international (sauf en Suisse naturellement) d’une montre qui, bien que ne coûtant que 20 francs, reste inaccessible pour la plupart des ouvriers.
Mais les idéaux ont en commun avec les bonnes chansons la capacité de pouvoir traverser le temps…
Joseph LAPANOUSE
Nous voici désormais en 1924, Joseph LAPANOUSE fonde l’entreprise LAPANOUSE SA à Hölstein, en Suisse évidemment. Il se spécialise dans la fabrication de montres à échappement à chevilles de type « La Prolétaire », pour laquelle Georges-Frédéric Roskopf n’a jamais déposé de brevet, qu’il vend d’abord sous la marque Rego, puis sous la marque Cimier.
Mais dans les années 50’, il va lui-aussi lancer un pavé dans la mare en industrialisant le premier chronographe à chevilles. Pour bien comprendre ce que cela a de transgressif, replaçons l’action dans son contexte. A cette époque, si absolument tout le monde avait une montre, le chrono n’était en revanche pas chose courante, et pour cause ! Au-delà de l’aspect financier, qui en faisait indéniablement un marqueur social, le chronographe était surtout un marqueur de prestige. En effet, qui d’autre à part les ingénieurs, médecins ou autres pilotes pouvaient se targuer d’avoir besoin d’un chrono ? De fait, le chronographe fascine car il incarne à lui seul l’aisance et la réussite.
Et voilà qu’avec Cimier, le chronographe, et ce qu’il représente, devient accessible à tout un chacun : tout le monde peut prétendre au rêve et ainsi croire (et faire croire !) qu’il appartient à l’élite.
Vu comme ça, on comprend mieux pourquoi ça en a fait tousser certains !
Bon, si la généralisation d’une exception ne tue pas nécessairement un mythe, elle l’oblige invariablement à se réinventer… mais c’est une autre histoire !
Revenons à l’objet du délit : A quoi ressemble ce chrono à chevilles ?
Cimier Sport circa 1970 : Présentation
Il est donc aujourd’hui question d’un chronographe mécanique Cimier Sport circa 1970 mais plus précisément d’un chrono à deux sous-compteurs « up & down » animé par un mouvement R. Lapanouse SA à remontage manuel sur un cadran panda inversé et contenu dans boitier en acier inox de 36mm.
Le cadran
Sous un plexi bombé, derrière des aiguilles dauphine au tritium se cache donc un cadran noir brillant de 32 mm et deux sous-compteurs couleur crème d’inspiration « Big-Eyes ». Disposés à la verticale, ce qui est déjà une originalité en soi, ils ont en plus chez Cimier la singularité d’être légèrement excentrés vers la gauche : le sous-compteur disposé à 11 heures décompte les minutes (45mn) quand celui disposé à 7 heures décompte les heures (6h).
Et puisqu’il est question des heures, remarquons qu’elles bénéficient toutes d’index chiffrés au tritium qui commencent à se patiner (charme du vintage). Une minuterie d’allure sportive, indexée au quart de seconde et chiffrée toutes les cinq minutes, s’ajoute en périphérie de ces index.
Enfin, notons la présence d’une échelle télémétrique en périphérie de la minuterie, ainsi qu’une échelle tachymétrique en spirale au centre.
Pour une montre de cet acabit, force est de constater que le cadran est loin d’être bâclé, pour ne pas dire relativement soigné, en témoigne la lecture relativement aisée malgré la quantité d’éléments…
Le boitier
Pour ce qui est du boitier, les choses commencent à se gâter…ou presque. En effet, à l’origine, celui-ci est doré. La dorure était-elle de piètre qualité ou est-ce que Georges-Frédéric ROSKOPF veille encore à l’application rigoureuse de ses principes ? Quoiqu’il en soit, rien qu’à la regarder avec un peu trop d’insistance, celle-ci commençait déjà à disparaitre ! Un bon nettoyage fait néanmoins apparaitre un bien plus joli boitier en acier inoxydable.
Dans le cas présent, il s’agit d’un boitier de type coussin aux lignes résolument seventies. Considérons donc cette dorure comme une sorte d’emballage et n’en parlons plus… ! Il n’aura d’ailleurs pas échappé aux plus observateurs que les aiguilles étaient aussi dorées, mais qu’in fine, elles ne détonnent pas avec le gris acier du boitier. Les poussoirs, quant à eux, sont modestement chromés et commencent à laisser apparaitre leur base en laiton.
Le mouvement
Déclipsons maintenant le fond afin d’observer ce qui anime ce chrono : un mouvement signé R. Lapanouse SA de seconde génération, en témoigne la présence d’un seul et unique rubis ! Soyons lucides, Cimier est à l’horlogerie ce que Massey-Fergusson est aux sports mécaniques… (charme du rustique)
Il est en effet question d’un assemblage similaire à celui des réveils avec plaques et entretoises. Ceci étant, nous aurions tort de le prendre de haut ou pire, avec mépris. Car là où de grandes maisons ne sortent qu’une énième variation d’un calibre parfaitement maitrisé, Lapanouse fait preuve d’une certaine inventivité horlogère en introduisant plusieurs « astuces » simplificatrices. En revanche, la précision n’est pas toujours au rendez-vous : la dérive journalière peut être relativement importante, pouvant même aller jusqu’à plusieurs minutes les jours de forte chaleur.
Fonctionnement
Et c’est là que les choses se corsent. En effet, dès qu’il est question d’un chronographe, qui plus est à deux poussoirs, on s’attend à trouver les fonctions de Marche/Arrêt sur celui du haut, et de Remise-à-Zéro avec celui du bas. Dans le cas présent, le bouton du bas lance le chrono tandis que celui du haut l’arrête. Quid de la Remise-à-Zéro me diriez-vous ? Je vous répondrais qu’elle est manuelle : il faut attendre que la trotteuse passe sur le 12 et l’arrêter pile au bon moment… (Quand rustique rime avec ludique)
Plus sérieusement, ces chronographes n’en sont pas vraiment, puisqu’il s’agit très précisément de chronos-stop. Là où les premiers sont des montres auxquelles est adjoint un module spécifique et indépendant, les seconds se contentent d’une trotteuse centrale indépendante pouvant être stoppée à volonté et d’un train d’engrenage supplémentaire qui démultiplie le mouvement de l’aiguille des minutes vers les deux sous-compteurs. En bref, la mesure des temps longs ne peut se faire qu’après avoir ramené toutes les aiguilles à midi via la couronne de remontoir, c’est-à-dire, en perdant l’heure… Un moindre mal à l’ère des smartphones où tout un chacun possède également l’heure dans sa poche mais cela n’en reste pas moins contrariant.
Autre particularité, cette-fois liée à l’échappement à chevilles : le bruit ! Si certains s’en accommoderont, d’autres ne s’y feront jamais… (A l’instar de Columbo, je pourrai en profiter pour parler de ma femme… mais je ne suis pas inspecteur)
En conclusion
Que penser de tout ça ?
Malgré le désamour qu’elle suscita, « La Prolétaire » et son mouvement Roskopf deviennent le la montre et le mouvement les plus exportés de Suisse, dont la production culminera à 35 millions de pièces dans les années 1970. Elle va disparaître avec l’avènement de la montre à quartz, on dira alors qu’elle est l’ancêtre de la Swatch.
Pour ce qui est des chronos Cimier, j’ai pour eux une certaine tendresse. Ils répondent malgré tout aux besoins de chronométrage courant. Mais ces chronos-stop sont surtout les témoins d’une époque, tant de ses aspirations que de ses frustrations. On les a souvent appelés “les chronos du pauvre” et c’est assez vrai. Celui qui en achetait un n’était probablement pas dupe. Il savait très bien qu’à un dixième du prix d’un chrono Suisse traditionnel, il n’en aurait vraisemblablement pas un. Il l’achetait donc pour le paraître, certainement autant aux yeux des autres qu’aux siens…
Toujours est-il que l’accessibilité de ces chronos en font une très bonne porte d’entrée pour celles et ceux qui voudraient se lancer dans le vintage et éventuellement faire leurs premières armes dans le nettoyage et la restauration.
Lapanouse SA a vu comme tant d’autres le nombre de vente de ses montres mécaniques décliner dans les années 1970. L’entreprise tenta de résister en développant et en produisant ses propres mouvements à quartz. Cependant, le nombre de pièces produits n’atteignant pas le seuil de rentabilité, la manufacture décida de fermer ses portes en 1985. Elle aura toutefois fabriqué pas moins de 21 millions de ce qu’elle nomme aujourd’hui le « faux-chronographe ».
Mais en 2003, la marque Cimier renaît à travers l’entreprise qui porte le même nom. Et en 2010, Cimier ouvre un atelier dans lequel les participants peuvent créer et assembler leur propre montre, la Watch Academy. En démocratisant ainsi un savoir-faire et ses secrets au plus grand nombre, n’est-ce pas là une survivance de l’esprit disruptif de Georges-Frédéric ROSKOPF ?!
Quant à l’embarras que vous pouvez éprouver lorsque vous devez répondre à des questions liées à l’argent, sachez que selon le résultat des recherches de Janine Mossuz-Lavau, chercheuse au CNRS, la sexualité serait un sujet moins tabou que l’argent. Vous avez désormais une piste pour réorienter la conversation…
PS : Pour faire écho à l’article de MichelOnTime, j’ai récemment aperçu sur un célèbre site de ventes aux enchères une Ollech & Wajs au cadran étrangement similaire à ceux utilisés par Lapanouse… J’irai même jusqu’à parier qu’elle abrite aussi un mouvement de la manufacture d’Hölstein… Comme quoi, la tentation de disrupter en aura séduit plus d’un !
Dernière modification de l’article le 08/07/2021
Une montre c’est comme un origami : On pense que c’est réussi du moment que la technique est au service de l’esthétique. Mais le plus important, c’est de raconter une histoire…