Parmi toutes les complications que compte le monde de l’horlogerie, le chronographe occupe une place bien à part. J’en veux pour preuve qu’une montre qui abrite cette complication prend aussitôt le nom de chronographe. Et bien qu’elle soit particulièrement répandue, nous nous sommes rendu compte qu’elle était finalement assez méconnue, voir souffrait d’un certain nombre d’approximations… Vous pouvez donc compter sur nous pour remettre les pendules à l’heure dans cet article !
Sommaire
Chronographe : D’où vient son nom ?
Le terme chronographe est dérivé du grec ancien khrόnos (temps) et gráphō (écrire). Pourquoi ce nom alors que cette complication sert à observer l’intervalle de temps entre deux événements ? Il aurait, en effet, été plus judicieux de la nommer chronoscope, toujours de khrόnos (le temps) et de skopéō (observer).
Pour comprendre, il faut remonter aux origines de cette complication.
Si les premières trotteuses apparaissent sur les cadrans des montres de poche vers la deuxième moitié du 18ème siècle, le besoin d’un dispositif permettant de l’immobiliser à volonté sera vite exprimé par la communauté scientifique de l’époque. Aussi, Jean Romilly fit en 1754 la description dans l’Encyclopédie de Diderot d’une montre à seconde morte, c’est-à-dire dont l’arrêt et le démarrage de la trotteuse sont commandés par… l’arrêt du mouvement. Peu satisfaisant, ce système sera remplacé en 1776 par celui de Jean Moïse Pouzait où la seconde morte est cette fois indépendante. Toutefois, ce système ne bénéficie d’aucune “remise à zéro”. En effet, cette fonction ne fera son apparition qu’au milieu du 19ème siècle.
C’est alors qu’intervient Abraham Louis Breguet. Pour remédier à cette absence de remise à zéro et faciliter les calculs, il reprit les travaux d’un de ses élèves et met au point en 1822 un dispositif doté d’une aiguille spéciale qui laisse derrière elle une traînée d’encre, matérialisant ainsi le temps écoulé sur un cadran en émail. Oui, mais voilà : Nicolas Rieussec avait breveté un mécanisme d’aiguille à encre et de cadran tournant en… 1821. Mauvais perdant, Louis Clément Breguet fera intervenir l’Académie des sciences en 1850 pour que la paternité de cette invention revienne à son grand-père. A croire que si c’est le cadran qui tourne, ça ne compte pas… !
Bref, cette querelle d’égo a certainement dû amuser un certain Louis Moinet et le “compteur de tierces” qu’il avait achevé… en 1816.
Quoiqu’il en soit, le chronographe était né, et le nom est resté bien que les aiguilles à encre aient disparues. Et quant au terme de chronoscope, quelques maisons horlogères ont bien tenté de l’utiliser pour se démarquer, telles Jaeger en 1946 ou Chronoswiss, mais pas de quoi détrôner l’appellation initiale.
Les poussoirs
Si de nos jours la quasi-totalité des chronographes se présentent avec deux boutons-poussoirs, de part et d’autre de la couronne, à 2 et 4 heures, il n’en a pas toujours été ainsi. En effet, les premiers chronographes s’actionnaient via un seul et unique poussoir situé au niveau de la couronne. Ce système avait l’inconvénient d’être relativement fragile. Imaginez un peu, cette commande unique supportait 5 fonctions : remontage, mise à l’heure, départ du chrono, arrêt du chrono et réinitialisation.
C’est alors qu’en 1915, Gaston Breitling eut la bonne idée de créer un poussoir indépendant à 2 heures pour contrôler les 3 fonctions du chronographe (démarrage, arrêt et remise à zéro). Par la même occasion, il mit fin aux erreurs de manipulation en faisant de la fonction de démarrage une action distincte de celles liées à la couronne de remontage. Le fameux mono-poussoir était né.
Il restait toutefois un problème : comment reprendre une mesure sans repasser obligatoirement par la mise à zéro ? Breitling apportera la solution en 1923, en séparant la commande de réinitialisation de celle de marche/arrêt… mais en la renvoyant vers la couronne.
Mais au fait, qui a dit qu’on devait obligatoirement pousser un bouton-poussoir ? Personne ! Et c’est certainement la raison pour laquelle Bovet proposa au début des années 1930 une alternative originale : un chronographe à 4 temps, où le redémarrage de la mesure s’effectue en tirant le poussoir situé à 2 heures. À ce propos, soyez attentif ce qui se passe du côté de l’Atelier du Calibre, il me semble qu’un exemplaire de ce genre ne devrait pas tarder à sortir de révision…
Toujours est-il qu’il fallut attendre 1934 et le brevet de Willy Breitling pour que la commande de remise à zéro s’isole définitivement de toute autre commande et trouve sa place à 4 heures, donnant ainsi le visage aux chronographes tels que nous les connaissons aujourd’hui.
Les compteurs
La trotteuse limitant les mesures à 60 secondes, elle s’est progressivement vu associer des totaliseurs pour comptabiliser les minutes, puis les heures écoulées. Aussi, s’agissant de décrire le nombre de compteurs sur un cadran, il y a fort à parier que vous avez déjà croisé les termes uni-compax, compax et tri-compax, sans pour autant comprendre leur signification. Et à regarder la façon dont ils sont généralement utilisés, vous n’êtes visiblement pas les seuls ! D’ailleurs, Théo poussait récemment un coup de gueule dans une vidéo à ce sujet. Du coup, il nous semble important de clarifier tout ça.
Commençons par un rappel historique :
- En 1936, Universal Genève présente à la foire horlogère de Bâle (l’ancêtre de Baselworld) un chronographe nommé Compax, qui est le premier chrono à 3 sous-compteurs disposés en 3-6-9.
- Un an après, Universal Genève sort un chronographe à 2 sous-compteurs, cette fois baptisé Uni-Compax.
- Enfin, en 1944, Universal Genève propose pour ses 50 ans à cette même foire de Bâle, un chronographe à 4 sous-compteurs sous le nom de Tri-Compax.
Quant au terme bicompax, il n’existe pas. Ou plutôt, sa valeur historique est beaucoup plus limitée que les termes ci-dessus, dans le sens où l’on doit sa première apparition à la marque Baltic en… 2017, lors de la sortie de leur premier chronographe.
Mais d’où vient cette confusion ?
En fait, le terme compax vient de la contraction du mot complication auquel on a ajouté le suffixe latin ax, qui traduit un schéma augmentatif.
Exemple : Furieux (pas content) / Furax (vraiment pas content du tout!)
Donc, compax signifie plusieurs complications. La méprise consiste à croire qu’il traite des cadrans. Or, si la petite seconde est bien située dans un sous-compteur, elle n’est en rien une complication. CQFD
Pour résumer :
- Compax : 3 sous-compteurs (2 complications chrono & 1 petite seconde)
- Uni-compax : 2 sous-compteurs (1 complication chrono & 1 petite seconde)
- Tri-compax : 4 sous-compteurs (2 complications chrono, 1 complication phase de lune & une petite seconde)
Le cadran panda ?
Inventé dans les années 1960 par les collectionneurs eux-mêmes, ce terme est aujourd’hui très largement utilisé dans le monde de l’horlogerie. Il décrit un cadran de chronographe blanc aux sous-compteurs noirs. À l’inverse, un cadran noir accompagné de sous-cadrans blancs est appelé reverse-panda. Oui mais voilà : sommes-nous à ce point dénués de vocabulaire et d’imagination pour décrire quelque chose par son contraire ? Est-ce que nous disons reverse-jour pour parler de la nuit ?! C’est d’autant plus absurde que les chronographes noirs aux sous-compteurs blancs étaient là les premiers !
En effet, Universal Genève (encore eux !) commercialisent vers 1941 quelques chronographes Compur (ancêtres de la dynastie Compax) ayant des cadrans contrastés : un cadran noir accompagné de sous-compteurs blancs.
En 1957, Breitling leur emboîte le pas avec le chronographe Superocean (réf. 807). S’en suivent la Navitimer et la Co-Pilot AVI vers 1961, imités par Heuer avec l’Autavia en 1962.
Le premier chronographe blanc doté de sous-compteurs noirs est quant à lui apparu en 1963 : il s’agit du célèbre Rolex Cosmograph Daytona (réf. 6239). Il sera suivi par les Top Time de chez Breitling en 1966, puis par les Heuer Carrera en 1968.
Vous l’aurez compris, c’est un non-sens que de définir un cadran par l’inverse de celui qui est apparu après. Voilà pourquoi les collectionneurs avertis filent la métaphore animalière et préfèrent dans ce cas parler de cadrans… pingouins !
Pour résumer :
- Cadran noir + sous-compteurs blancs : cadran pingouin
- Cadran blanc + sous-compteurs noirs : cadran panda
Le passage à l’automatique
S’ils sont désormais chose courante, la naissance du premier chronographe à remontage automatique a donné lieu à une rivalité sans précédent entre plusieurs manufactures.
Tout d’abord, Zénith amorce ses recherches en 1962 avec pour objectif de proposer cette innovation pour le centenaire de la manufacture qui aura lieu en 1965. Malheureusement, le souhait de faire battre ce calibre à 36,000 alternances par heure complique fortement les choses et les retarde tellement que les plans finaux ne voient le jour que durant l’année 1967.
En parallèle, Heuer se lance dans la course et commissionne la société Dubois-Depraz, spécialisée dans la transformation de mouvements simples en mouvements complexes, afin qu’elle conçoive un module de chronographe capable de contenir le calibre Intramatic de la société Buren. Breitling rejoint finalement le projet et apporte le financement nécessaire à sa réussite. Le brevet du calibre 11 sera ainsi déposé en septembre 1967.
De son côté, Seiko est tellement focalisée sur la mise au point de son mouvement à quartz qu’elle n’a même pas conscience d’être dans la course et réalise le lancement de son calibre de chronographe automatique sans annonce particulière…
Bilan des courses :
- Le consortium Heuer – Breitling – Dubois-Depraz – Buren-Hamilton annonce le lancement du Calibre 11 le 3 mars 1969 et le commercialise durant l’été 1969.
- De son côté, Zénith présente son El Primero deux mois plus tôt, le 10 janvier 1969, mais ne le commercialisera qu’à partir d’octobre 1969.
- Quant à Seiko, il semblerait que son 6139 commencera à être commercialisé vers les mois de mars et mai 1969…
Nous avions d’ailleurs fait un article sur le sujet ici.
Le vainqueur ? Aucun des trois… car cette course a en réalité 22 ans de retard !
Le premier mouvement de chronographe mécanique à remontage automatique a été inventé en 1947 par Albert Piguet, responsable du bureau technique chez Lémania. 10 exemplaires de ce calibre seront soumis à l’appréciation d’Omega en janvier 1948. Malheureusement, il sera écarté après une évaluation d’un an. La faute à la masse oscillante. En effet, celle-ci ne tourne pas librement sur 360° mais seulement sur 310°. Aussi, le choc de la masse contre les butées donne l’impression que quelque chose s’est détraqué au cœur de la montre. Raison pour laquelle elle ne sera jamais commercialisée.
Voilà, vous savez tout ! Et plutôt que de garder ça pour vous, soyez sympa : faites-en profiter les autres !
Dernière modification de l’article le 22/11/2023
Une montre c’est comme un origami : On pense que c’est réussi du moment que la technique est au service de l’esthétique. Mais le plus important, c’est de raconter une histoire…
1 Comment
Cristiano
Très très bel article, félicitations ! Riche en explications poussées et patientes et prodigue en termes précis. Bravo!