Pour mon premier article sur Le Calibre, j’aimerais rendre hommage à celles dont personne ne parle, ces breloques qu’on trouve encore à quelques dizaines de balles dans les marchés aux puces, au milieu de tas informes jetés sur des tables ou dans des boites en plastique initialement destinées à des biscuits davantage qu’à des montres. Celles qui n’ont parfois même pas de marque, mais qui donnent l’heure quand-même si on la leur demande gentiment, ce qui ne s’est manifestement plus produit depuis quelques décennies pour les moins chanceuses d’entre elles.
Ces montres discrètes dont personne ne veut partagent deux points communs récurrents qui leur confèrent le privilège peu enviable de passer parfaitement inaperçu : elles sont généralement trop petites et leur cadran est clair ; d’une de ces nuances de clair qu’on ne se donne même plus la peine de nommer tant elles sont toutes banales : argenté, beige, coquille d’œuf, ivoire, voire… blanc, comme le plafond d’une chambre d’hôpital ou, dans le meilleur des cas, la faïence d’une baignoire. Pas franchement idéal pour se démarquer face aux hordes de pandas plus ou moins colorés qui font le bonheur des antiquaires chanceux et de leurs clients fortunés sur fond d’enthousiasme unanime des « vrais » passionnés et autres influenceurs dans mon genre.
Diversement blanches, donc (à de rares exception près, souvent noires ; la banalité raffole des extrêmes), mais surtout petites. Petites comme dans « montres pour dames », ce qui n’est certainement pas problématique en soi, mais n’aide pas non-plus le chaland testostéroné à projeter à son poignet cette minuscule trois aiguilles à cadran blanc (cassé, crème ?), montée sur un cuir quelconque et froissé, posée sur la table d’un brocanteur négligeant avec l’élégance d’une sébile sur un trottoir sale.
L’insondable misère de l’anonymat horloger
Blanches et petites : c’est mal parti (et c’est un euphémisme). Même quand on s’appelle Omega, Longines ou Grand Seiko, on ne cote pas grand-chose quand on est blanc et petit. Quelques centaines de balles, dans le meilleur des cas, pour le nom sur le cadran et les pièces détachées. D’ailleurs, même pour s’offrir une Vacheron Constantin, une Audemars Piguet ou une Rolex vintage sans vendre un organe (ou de faible nécessité), il faut la choisir petite et à cadran clair. C’est comme dans la vie : à moins d’avoir un nom, les petits blancs passent inaperçus.
Si un grand nom peut à la rigueur sauver une petite montre à cadran clair, c’est une autre histoire avec une marque moins connue, disparue ou… pas de marque du tout. Eh oui, c’est possible : une montre sans marque. Mais est-ce possible, vraiment ? Une montre sans marque a-t-elle une quelconque valeur dans ce monde cruel et mercantile qui prive de valeur tout ce qui n’a pas de nom ?
A vous de me le dire. Jetez un œil à cette minuscule montre anonyme, dont le cadran dresse un inventaire aussi complet qu’ennuyeux de nuances de beiges et de gris, tout juste égayé par un calendrier périphérique bleu, son pointeur rouge et deux guichets pour le jour et le mois. Un vieil horloger neuchâtelois s’est presque excusé de me le céder contre la somme astronomique de CHF 130.- quand une Oris Big Crown Pointer Date coûte dix fois plus… d’occasion. Cette dernière les vaut sans aucun doute, mais ma belle inconnue vaut-elle dix fois moins alors qu’elle propose deux complications supplémentaires ? A vous de me le dire.
Mieux : cette Eterna Réveil du début du XXème siècle, dont le mouvement breveté est tout simplement le premier réveil pour montre bracelet au monde. Son prix d’achat ? Quarante balles. C’est tellement peu qu’on peut se permettre de l’écrire en toutes lettres. Tellement petite, beige et inconnue que le vendeur la croyait cassée pour avoir confondu l’aiguille du réglage du réveil avec une trotteuse qui, du coup, ne trottait pas. Quel manque coupable d’amour ! Cette menue montre quasiment centenaire en mérite plus que son prix d’achat ne le suggère, avec son mignon petit réveil qui chante moins bien qu’un carillon westminster mais grésille toutefois de manière adéquatement charmante pour son âge.
Je pourrais pousser le vice en vous parlant de quelques magnifiques montres ostracisées pour d’autres raisons que leur taille et leur blancheur : les montres à quartz. Je sais, c’est injurieux et polémique, mais il faudra bien que quelqu’un prenne correctement leur défense un jour. Je me garde ça pour le prochain épisode.
Cette si précieuse chair à poignets
La conclusion de ce billet, le premier que je commets ici, sera pour toutes les laissées pour compte de l’horlogerie, pour toutes ces montres qui attendent encore de revenir à la mode, ces montres simples, légères et humbles qui persistent à donner l’heure (et parfois plus) sur leurs petits cadrans en camaïeux de blancs à des clients qui n’en veulent pas ou alors avec dédain proportionnel à la pâleur de son objet. Et je leur dis : ne désespérez pas ! Votre tour viendra, petites montres claires certes anonymes, mais aussi élégantes et souvent plus intéressantes que vos célèbres contreparties modernes, le risque de vol à l’arraché en moins. L’humilité élégante : la voilà, votre valeur ajoutée qu’on sous-estime trop souvent à tort.
Une valeur ajoutée essentielle, fondatrice de l’Histoire horlogère, pourtant, sur laquelle les petites montres claires qu’on trouve en vrac chez les puciers permettent d’ouvrir une fenêtre bienvenue, en ces temps troublés de fuite en avant perpétuelle vers toujours plus, toujours plus neuf, toujours plus cher, mais pas toujours plus joli.
Sans doute par déformation professionnelle, j’avais dès lors à cœur d’assumer la défense de vos intérêts injustement ignorés à l’occasion de ce premier petit billet pour le Calibre qui devrait, si mes calculs sont bons, me rapporter de quoi m’offrir une petite montre claire, à quartz et en plastique, dans un avenir proche ! La vie est belle !
Dernière modification de l’article le 28/12/2021
Époux comblé, doublement papa, avocat indépendant, suisse et drogué aux montres depuis l’enfance.
3 Comments
Tur
Bonjour,
Votre montre sans marque s’inspire fortement de ce que faisait la marque LEONIDAS.
Cordialement,
JP TUR
Pierre HABOURDIN
Joli, pertinent et bien écrit, cela fait souffler une petite brise d’originalité à travers ces billets de passion horlogère trop souvent simplement descriptifs et redondants sur “le super luminova” ou “le mouvement (toujours un peu le même) bonne mécanique éprouvée”, ici nous sommes vraiment sur un sujet.
C’est toujours intéressant de délaisser ceux qui sont sous les feux de la rampe pour considérer un peu les modestes, les sans grade, les oubliés …
Félicitations en tous cas pour la qualité des exemples illustrés.
Benjamin
Bonjour,
Merci pour ce si bel article/hommage à mon genre de montre préféré.
Vos 2 breloques prises en photo ci-dessus sont absolument magnifiques !